Fonction publique : « Les agents sont mis en situation de décevoir » Propos recueillis par Claire Boulland 30 septembre 2024 La Gazette des Communes (papier) Claire Lemercier, historienne et coautrice du livre « La haine des fonctionnaires » (éd. Amsterdam, septembre 2024) Après leur ouvrage sur « La valeur du service public » (éd. La Découverte, 2021), la politiste Julie Gervais, le sociologue Willy Pelletier et l'historienne Claire Lemercier se sont retrouvés pour décrypter, cette fois-ci, comment se construit encore aujourd'hui, si ce n'est davantage qu'avant, la déconsidération des agents publics. « La haine des fonctionnaires », paru au début du mois, ne tait pas les griefs, les rancœurs et les rages envers eux, d'où qu'ils proviennent. Il contextualise les ressentis émanant de certains usagers et, notamment, de ceux issus des milieux populaires, dont les conditions de vie sont les plus dépendantes des services publics. L'ouvrage développe aussi comment la haine naît, de l'intérieur, des pratiques managériales, des fonctionnaires contre eux-mêmes. Les coauteurs assument le froid que cela peut jeter chez les agents publics qui le liraient : certains encouragent cette « haine », sans s'en rendre compte. Les coauteurs assument le froid que peut jeter leur livre, chez les agents publics eux-mêmes, d'ailleurs. Parmi les nombreux témoignages sans tabous, il y a celui d'Armelle, directrice adjointe du « service à la population » d'une ville d'environ 100 000 habitants du Val-d'Oise, rongée par le remords (*). Elle a réalisé, trop tard, la souffrance physique de ses agents du service du courrier. A l'époque, elle les jugeait pas du tout performants, voire fainéants. Jusqu'à ce qu'elle suive l'un d'eux une journée. « Là, j'ai compris [...] avec mon corps, que faire des pauses [...], ce n'était pas se la couler douce, c'était se recharger », confie-t-elle. Une telle prise de conscience doit se généraliser, nous explique Claire Lemercier. Mais on en est encore loin, les clichés ont la vie dure. Le livre montre aussi que les hauts fonctionnaires ne sont pas, non plus, épargnés. 01 - A quoi cette rancœur et ce mépris du fonctionnaire sont-ils dus ? Pourquoi pense-t-on qu'il y aurait des agents « inutiles » dans la territoriale ? On pense que cette « haine » s'est renforcée du fait des réformes récentes, avec toutes les réorganisations qu'elles ont engendrées et la multiplication des statuts d'agents publics [qui brouillent la vision de ce qu'est la fonction publique, ndlr] : c'est flou. Ne serait-ce que la définition juridique, qui est difficile à expliquer. J'ai participé à un groupe de travail de France Stratégie sur l'attractivité de la fonction publique, durant lequel j'ai vu des jeunes méconnaître ce que c'est, ainsi que les salaires, les sous-estimer même. Pour ce qui est de la territoriale, c'est grand, alors il y a beaucoup d'agents. Dans l'esprit de certains, c'est donc là que les fainéants se trouveraient. Lors de la présidentielle, Valérie Pécresse [candidate LR, ndlr], interrogée sur l'endroit où elle voulait voir réduit le nombre de fonctionnaires, avait botté en touche et évoqué ce versant, profitant du fait que personne ne sait réellement les services publics qu'il recouvre. Cela est ressorti [en cette rentrée, ndlr], avec l'idée qu'il y aurait des excès de dépenses publiques qui émaneraient des collectivités. Nous montrons qu'il y a une mise en incompétence des agents publics par un manque de moyens à leur disposition pour répondre aux demandes des usagers en face d'eux. Ils sont mis en situation de décevoir la population. Les fonctionnaires paient très cher la méconnaissance de leurs réalités. Les plus touchés par les clichés et qui reçoivent les insatisfactions sont ceux au contact direct du public, à des guichets de moins en moins ouverts et de plus en plus éloignés. 02 - La méconnaissance de ce qu'est vraiment un fonctionnaire s'est révélée au cœur de l'été, via les commentaires sur le statut de Lucie Castets, candidate proposée pour le poste de Première ministre par le NFP… Nous consacrons une partie nuancée de l'ouvrage aux hauts fonctionnaires, qui seraient « tous copains », « tous pourris ». En plus des termes misogynes et dépréciatifs dont Lucie Castets [directrice des finances et des achats à la ville de Paris, ndlr] a fait l'objet - « dame de la compta de Paris » pour le RN, « énarque parisienne » pour Emmanuel Macron -, des commentateurs ne connaissant pas les mécanismes du statut se sont interrogés : « A-t-elle pris des vacances pour faire campagne ? Est-elle en disponibilité ou en détachement ? Qu'en est-il de son devoir de réserve et de neutralité ? » De la défiance, là encore, due à une méconnaissance, mais aussi au souvenir d'abus d'autres hauts fonctionnaires, cette fine couche de cadres ayant effectué des allers-retours public-privé, a fait du mal aux fonctionnaires en général, ainsi qu'aux cadres qui ont choisi de faire toute une carrière dans la fonction publique. 03 - Vous faites témoigner une cadre de mairie qui s'en est beaucoup voulu de ne pas avoir compris plus tôt ses agents. N'est-ce pas là le point de départ pour « conjurer le sort » ? Dans la fonction publique, il y a cette injonction à répondre à des indicateurs et aux besoins du service public. Mais, dans les administrations, peu de temps est réservé pour en parler entre catégories, chefs, collègues d'un même métier… Tout le bruit autour de chiffrages idéologiquement orientés dissimule aussi un fait plus grave que les arrêts de maladie : les milliers et milliers de salariés en mauvais état ou clairement bousillés, mais qui ne s'arrêtent pas. Cette cadre qui témoigne pour nous n'en avait pas pris conscience. Avoir ces moments où les uns prennent la mesure de ce qu'impliquent les missions des autres paraît compliqué : il y a des contraintes de temps et aussi ce fait que peu de cadres sont issus des métiers de leurs subordonnés. Si l'on veut bien venir observer, tenter d'effectuer les tâches de l'agent et l'écouter les commenter, cela peut contribuer à changer la donne, déjà, de l'intérieur. 04 - Vous appelez d'ailleurs à une forme de « riposte » des agents, élus et usagers contre cet acharnement… Il y a besoin de refaire du collectif, parler d'une même voix sur ce sujet, construire un « nous ». Pour les agents, il ne s'agit pas de sortir du devoir de réserve, mais il y a moyen d'expliquer aux usagers les contraintes avec lesquelles on travaille. La communication est une bonne arme. Des cadres municipales de Saint-Etienne-du-Rouvray [en Seine-Maritime, ndlr] ont, par exemple, voulu jouer la transparence. Via un gros travail de comptabilité, elles ont exposé aux usagers combien coûtait tel ou tel service. Elles ont mis à nu le service public, en quelque sorte, montré ses forces, ses valeurs et ses difficultés. Les comptables peuvent faire autre chose que « des économies d'argent public », les communicants peuvent communiquer sans répandre la novlangue consultante. Mais on ne sortira pas des injonctions contradictoires, on restera dans l'objectif de faire des économies tout en ramenant de bons indicateurs. Il y a toutefois un impératif à rendre la situation vivable pour chacun. Les médias ont aussi un rôle à jouer. Leur grand sujet, c'est l'absentéisme, présenté comme un indicateur de paresse, alors que c'est un indicateur de surmenage. Il sera compliqué, pour le grand public, de changer cette perception si les journalistes ne font pas un travail d'analyse lorsqu'ils se font l'écho de tel ou tel rapport. La vision d'un rôle administratif, d'un bureau bien fermé et d'un salaire confortable demeure. Et, par ricochet, celle de l'opinion publique aussi.